Voici un extrait de Sur l’eau, de Guy de Maupassant (1888) proposé par notre directeur pédagogique. Merci Sébastien!
Et c’est vraiment une race
amusante que la nôtre, par des qualités très spéciales qu’on ne retrouve nulle
part ailleurs.
C’est d’abord notre mobilité qui
diversifie si allègrement nos mœurs et nos institutions. Elle fait ressembler
le passé de notre pays à un surprenant roman d’aventures dont la suite à demain
est toujours pleine d’imprévu, de drame et de comédie, de choses terribles ou
grotesques. Qu’on se fâche et qu’on s’indigne, suivant les opinions qu’on a, il
est bien certain que nulle histoire au monde n’est plus amusante et plus
mouvementée que la nôtre.
Au point de vue de l’art pur - et
pourquoi n’admettrait-on pas ce point de vue spécial et désintéressé en politique
comme en littérature ? - elle demeure sans rivale. Quoi de plus curieux et
de plus surprenant que les événements accomplis seulement depuis un
siècle ?
Que verrons-nous demain ?
Cette attente de l’imprévu n’est-elle pas, au fond, charmante ? Tout est
possible chez nous, même les plus invraisemblables drôleries et les plus
tragiques aventures.
De quoi nous
étonnerions-nous ? Quand un pays a eu des Jeanne d’Arc et des Napoléon, il
peut être considéré comme un sol miraculeux.
Et puis nous aimons les femmes,
nous les aimons bien, avec fougue et avec légèreté, avec esprit et avec
respect.
Notre galanterie ne peut être
comparée à rien dans aucun autre pays.
Celui qui garde au cœur la flamme
galante des derniers siècles, entoure les femmes d’une tendresse profonde,
douce, émue et alerte en même temps. Il aime tout ce qui est d’elles, tout ce
qui vient d’elles, tout ce qu’elles sont, et tout ce qu’elles font. Il aime
leurs toilettes, leurs bibelots, leurs parures, leurs ruses, leurs naïvetés,
leurs perfidies, leurs mensonges et leurs gentillesses. Il les aime toutes, les
riches comme les pauvres, les jeunes et même les vieilles, les brunes, les
blondes, les grasses, les maigres. Il se sent à son aise près d’elles, au
milieu d’elles. Il y demeurerait indéfiniment, sans fatigue, sans ennui,
heureux de leur seule présence.
Il sait, dès les premiers mots,
par un regard, par un sourire, leur montrer qu’il les aime, éveiller leur
attention, aiguillonner leur plaisir de plaire, leur faire déployer pour lui
toutes leurs séductions. Entre elles et lui s’établit aussitôt une sympathie
vive, une camaraderie d’instinct, comme une parenté de caractère et de nature.
Entre elles et lui commence une
sorte de combat, de coquetterie et de galanterie, se noue une amitié mystérieuse
et guerroyeuse, se resserre une obscure affinité de cœur et d’esprit.
Il sait leur dire ce qui leur
plaît, leur faire comprendre ce qu’il pense, leur montrer sans les choquer
jamais, sans jamais froisser leur frêle et mobile pudeur, un désir discret et vif,
toujours éveillé dans ses yeux, toujours frémissant sur sa bouche, toujours
allumé dans ses veines. Il est leur ami et leur esclave, le serviteur de leurs
caprices et l’admirateur de leur personne. Il est prêt à leur appel, à les
aider, à les défendre comme des alliés secrets. Il aimerait se dévouer pour
elles, pour celles qu’il connaît peu, pour celles qu’il ne connaît pas, pour
celles qu’il n’a jamais vues.
Il ne leur demande rien qu’un Peu
de gentille affection, un peu de confiance ou un peu d’intérêt, un peu de bonne
grâce ou même de perfide malice.
Il aime, dans la rue, la femme
qui passe et dont le regard le frôle. Il aime la fillette en cheveux qui va, un
nœud bleu sur la tête, une fleur sur le sein, l’œil timide ou hardi, d’un pas
lent ou pressé, à travers la foule des trottoirs. Il aime les inconnues
coudoyées, la petite marchande qui rêve sur sa porte, la belle nonchalante
étendue dans sa voiture découverte.
Dès qu’il se trouve en face d’une
femme il a le cœur ému et l’esprit en éveil. Il pense à elle, parle pour elle,
tâche de lui plaire et de lui faire comprendre qu’elle lui plaît. Il a des
tendresses qui lui viennent aux lèvres, des caresses dans le regard, une envie
de lui baiser la main, de toucher l’étoffe de sa robe. Pour lui, les femmes parent
le monde et rendent séduisante la
vie. Il aime s’asseoir à leurs pieds pour le seul plaisir
d’être là ; il aime rencontrer leur œil, rien que pour y chercher leur
pensée fuyante et voilée ; il aime écouter leur voix uniquement parce que
c’est une voix de femme.
C’est par elles et pour elles que
le Français a appris à causer, et avoir de l’esprit toujours.
Causer, qu’est cela ?
Mystère ! C’est l’art de ne jamais paraître ennuyeux, de savoir tout dire
avec intérêt, de plaire avec n’importe quoi, de séduire avec rien du tout.
Comment définir ce vif
effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquette avec des paroles
souples, cette espèce de sourire léger des idées, que doit être la causerie.
Seul au monde, le Français a de
l’esprit, et seul il le goûte et le comprend.
Il a l’esprit qui passe et
l’esprit qui reste, l’esprit, des rues et l’esprit des livres.
Ce qui demeure, c’est l’esprit,
dans le sens large du mot, ce grand souffle ironique ou gai répandu sur notre
peuple depuis qu’il pense et qu’il parle ; c’est la verve terrible de
Montaigne et de Rabelais, l’ironie de Voltaire, de Beaumarchais, de Saint-Simon
et le prodigieux rire de Molière.
La saillie, le mot est la monnaie
très menue de cet esprit-là. Et pourtant, c’est encore un côté, un caractère
tout particulier de notre intelligence nationale. C’est un de ses charmes les
plus vifs. Il fait la gaieté sceptique de notre vie parisienne, l’insouciance
aimable de nos mœurs. Il est une partie de notre aménité.
Autrefois, on faisait en vers ces
jeux plaisants ; aujourd’hui on les fait en prose. Cela s’appelle, selon
les temps, épigrammes, bons mots, traits, pointes, gauloiseries. Ils courent la
ville et les salons, naissent partout, sur le boulevard, comme à Montmartre. Et
ceux de Montmartre valent souvent ceux du boulevard. On les imprime dans les
journaux. D’un bout à l’autre de la France, ils font rire. Car nous savons
rire.
Pourquoi un mot plutôt qu’un
autre, le rapprochement imprévu, bizarre de deux termes, de deux idées ou même
de deux sons, une calembredaine quelconque, un coq-à-l’âne inattendu
ouvrent-ils la vanne de notre gaieté, font-ils éclater tout à coup, comme une
mine qui sauterait, tout Paris et toute la province ?
Pourquoi tous les Français
riront-ils ? alors que tous les Anglais et tous les Allemands ne
comprendront pas notre amusement ? Pourquoi ? Uniquement parce que
nous sommes Français, que nous avons l’intelligence française, que nous
possédons la charmante faculté du rire.
Chez nous, d’ailleurs, il suffit
d’un peu d’esprit pour gouverner. La bonne humeur tient lieu de génie, un bon
mot sacre un homme et le fait grand pour la postérité. Tout le
reste importe peu. Le peuple aime ceux qui l’amusent et pardonne à ceux qui le
font rire.
Un seul coup d’œil jeté sur le
passé de notre patrie nous fera comprendre que la renommée de nos grands hommes
n’a jamais été faite que par des mots heureux. Les plus détestables princes
sont devenus populaires par des plaisanteries agréables, répétées et retenues
de siècle en siècle.
Le trône de France est soutenu
par des devises de mirliton.
Des mots, des mots, rien que des
mots, ironiques ou héroïques, plaisants ou polissons, les mots surnagent sur
notre histoire et la font paraître comparable à un recueil de calembours.
Clovis, le roi chrétien, s’écria,
en entendant lire la Passion : "Que n’étais-je là avec mes
Francs !"
Ce prince, pour régner seul,
massacra ses alliés et ses parents, commit tous les crimes imaginables. On le
regarde cependant comme un monarque civilisateur et pieux.
"Que n’étais-je là avec mes
Francs !"
Nous ne saurions rien du bon roi
Dagobert, si la chanson ne nous avait appris quelques particularités, sans
doute erronées, de son existence.
Pépin, voulant déposséder du
trône le roi Childéric, posa au pape Zacharie l’insidieuse question que voici
: "Lequel des deux est le plus digne de régner, celui qui remplit
dignement toutes les fonctions de roi, sans en avoir le titre, ou celui qui
porte ce titre sans savoir gouverner ?"
Que savons-nous de Louis
VI ? Rien. Pardon. Au combat de Brenneville, comrne un Anglais posait la
main sur lui en s’écriant : "Le roi est pris !", ce prince,
vraiment français, répondit : "Ne sais-tu pas qu’on ne prend jamais
un roi même aux échecs !"
Louis IX, bien que saint, ne nous
laisse pas un seul mot à retenir. Aussi son règne nous apparaît-il comme
horriblement ennuyeux, plein d’oraisons et de pénitences.
Philippe VI, ce niais, battu et
blessé à Crécy, alla frapper à la porte du château de l’Arbroie, en criant
: "Ouvrez, c’est la fortune de la France !" Nous lui
savons encore gré de cette parole de mélodrame.
Jean II, prisonnier du prince de
Galles, lui dit, avec une bonne grâce chevaleresque et une galanterie de
troubadour français : "Je comptais vous donner à souper
aujourd’hui ; mais la fortune en dispose autrement et veut que je soupe
chez vous."
On n’est pas plus gracieux dans
l’adversité.
"Ce n’est pas au roi de
France à venger les querelles du duc d’Orléans", déclara Louis XII avec
générosité. Et c’est là, vraiment, un grand mot de roi, un mot digne d’être
retenu par tous les princes.
François Ier, ce grand nigaud,
coureur de filles et général malheureux, a sauvé sa mémoire en entourant son
nom d’une auréole impérissable, en écrivant à sa mère ces quelques mots
superbes, après la défaite de Pavie : Tout est perdu, madame, fors
l’honneur.
Est-ce que cette parole,
aujourd’hui, ne nous semble pas aussi belle qu’une victoire ? N’a-t-elle
pas illustré le prince plus que la conquête d’un royaume ? Nous avons
oublié les noms de la plupart des grandes batailles livrées à cette époque
lointaine ; oubliera-t-on jamais : "Tout est perdu, fors
l’honneur…" ?
Henri IV ! Saluez,
messieurs, c’est le maître ! Sournois, sceptique, malin, faux bonhomme,
rusé comme pas un, plus trompeur qu’on ne saurait croire, débauché, ivrogne, et
sans croyance à rien, il a su, par quelques mots heureux, se faire dans
l’histoire une admirable réputation de roi chevaleresque, généreux, brave
homme, loyal et probe.
Oh ! le fourbe, comme il
savait jouer, celui-là, avec la bêtise humaine.
"Pends-toi, brave Crillon,
nous avons vaincu sans toi !"
Après une parole semblable un
général est toujours prêt à se faire pendre ou tuer pour son maître.
Au moment de livrer la fameuse
bataille d’Ivry : "Enfants, si les cornettes vous manquent,
ralliez-vous à mon panache blanc ; vous le trouverez toujours au chemin de
l’honneur et de la victoire !"
Pouvait-il n’être pas toujours
victorieux, celui qui savait parler ainsi à ses capitaines et à ses troupes.
Il veut Paris, le roi sceptique
; il le veut mais il faut choisir entre sa foi et la belle ville :
"Baste ! murmura-t-il, Paris vaut bien une messe !" Et il
changea de religion comme il aurait changé d’habit. N’est-il pas vrai
cependant, que le mot fit accepter la chose ? "Paris vaut bien une
messe !" fit rire les gens d’esprit, et l’on ne se fâcha pas trop.
N’est-il pas devenu le patron des pères de famille en demandant à l’ambassadeur
d’Espagne, qui le trouva jouant au cheval avec le dauphin : "Monsieur
l’ambassadeur, êtes-vous père ?"
L’Espagnol répondit :
"Oui, sire."
"En ce cas, dit le roi, je
continue."
Mais il a conquis pour l’éternité
le cœur français, le cœur des bourgeois et le cœur du peuple par le plus beau
mot qu’ait jamais prononcé un prince, un met de génie, plein de profondeur, de
bonhomie, de malice et de sens.
"Si Dieu m’accorde vie, je
veux qu’il n’y ait si pauvre paysan en mon royaume qui ne puisse mettre la
poule au pot le dimanche."
C’est avec ces paroles-là qu’on
prend, qu’on gouverne, qu’on domine les foules enthousiastes et niaises. Par
deux paroles, Henri IV a dessiné sa physionomie pour la postérité. On ne
peut prononcer son nom sans avoir aussitôt une vision de panache blanc, et une
saveur de poule au pot.
Louis XIII ne fit pas de mots. Ce
triste roi eut un triste règne.
Louis XIV donna la formule du
pouvoir personnel absolu. "L’Etat, c’est moi !"
Il donna la mesure de l’orgueil
royal dans son complet épanouissement : "J’ai failli attendre."
Il donna l’exemple des ronflantes
paroles politiques qui font les alliances entre deux peuples. "Il n’y a
plus de Pyrénées."
Tout son règne est dans ces
quelques mots.
Louis XV, le roi corrompu,
élégant et spirituel, nous a laissé la note charmante de sa souveraine
insouciance : "Après moi, le déluge !"
Si Louis XVI avait eu l’esprit de
faire un mot, il aurait peut-être sauvé la monarchie. Avec
une saillie, n’aurait-il pas évité la guillotine ?
Napoléon Ier jeta à poignées les
mots qu’il fallait aux cœurs de ses soldats.
Napoléon III éteignit avec une
courte phrase toutes les colères futures de la nation en promettant :
"L’Empire, c’est la paix !" L’Empire, c’est la paix !
affirmation superbe, mensonge admirable ! Après avoir dit cela, il pouvait
déclarer la guerre à toute l’Europe sans rien craindre de son peuple. Il avait
trouvé une formule simple, nette, saisissante, capable de frapper les esprits,
et contre laquelle les faits ne pouvaient plus prévaloir.
Il a fait la guerre à la Chine,
au Mexique, à la Russie, à l’Autriche, à tout le monde. Qu’importe ?
Certaines gens parlent encore avec conviction des dix-huit ans de tranquillité
qu’il nous donna. "L’Empire, c’est la paix."
Mais c’est aussi avec des mots,
des mots plus mortels que des balles, que M. Rochefort abattit l’Empire, le
crevant de ses traits, le déchiquetant et l’émiettant.
Le maréchal de Mac-Mahon lui-même
nous a laissé un souvenir de son passage au pouvoir : "J’y suis, j’y
reste !" Et c’est par un mot de Gambetta qu’il fut à son tour
culbuté : "Se soumettre ou se démettre."
Avec ces deux verbes, plus
puissants qu’une révolution, plus formidables que des barricades, plus
invincibles qu’une armée, plus redoutables que tous les votes, le tribun
renversa le soldat, écrasa sa gloire, anéantit sa force et son prestige.
Quant à ceux qui nous gouvernent
aujourd’hui, ils tomberont, car ils n’ont pas d’esprit ; ils tomberont,
car au jour du danger, au jour de l’émeute, au jour de la bascule inévitable,
ils ne sauront pas faire rire la France et la désarmer.
De toutes ces paroles
historiques, il n’en est pas dix qui soient authentiques. Qu’importe pourvu
qu’on les croie prononcées par ceux à qui on les prête :
Dans le pays des bossus
Il faut l’être
Ou le paraître.
dit la chanson populaire.